Sciences et incertitudes. Doit-on toujours avoir confiance dans les sciences ?

article de Rémi Sentis ( pour une version complète avec les notes de bas de pages et plus de détails pour le §1, téléchargez le fichier pdf ici )

Jusqu’à une époque récente, il était admis par la très grande majorité des Occidentaux que « la Science » était impartiale et on faisait confiance sans barguiner aux affirmations des scientifiques. Cette confiance, depuis quelques décennies, est discutée.

D’une part, il est de notoriété publique que des scientifiques – en mal de publications ou pour asseoir leur notoriété – ont fait publier des articles qui étaient en fait des falsifications ; de nombreuses fausses publications ont ainsi été acceptées par des journaux scientifiques internationaux prestigieux. D’autre part, la confiance du grand public est ébranlée par l’avancée rapide de la recherche scientifique et une médiatisation approximative et hative des controverses scientifiques (lesquelles par parenthèse ont toujours existé depuis le XVII° siècle).
En réaction à cet état de fait, des vulgarisateurs et des analystes se raidissent et nient que dans le domaine scientifique, des doutes ou de grandes incertitudes puissent être justifiés. On voit fleurir des positions très tranchées sur des questions délicates, en particulier sur celles relatives à la vie humaine ; avec le retour d’un discours scientiste selon lequel la Science peut donner – ou pourra donner – une réponse à tout.
Ainsi, des philosophes médiatiques utilisent tous les prétextes pour répéter que la confiance dans la « Science » doit être totale et qu’il vaut mieux croire en celle-ci plutôt qu’en Dieu. Par exemple, Raphaël Enthoven en avril 2020 « A la différence de la Science, la religion, par définition, ne fait aucun progrès, sous peine de s’inscrire dans le temps. […C’est pourquoi] une religion, quand elle est confrontée à la réalité d’une catastrophe, dégénère en superstition. […] Nous avons besoin d’hommes de foi, qui ne sont pas (ou rarement) les serviteurs de Dieu mais les héros qui mettent les mains dans le virus pour lui tordre le cou ». Cette position caricaturale – oblitérant l’action des chrétiens qui au nom de leur foi en Dieu ont soigné les malades de tout temps – est symptomatique du réflexe scientiste qui entend faire la balance entre la Science (ou les sciences) et la religion, comme si elles étaient comparables !
De même, l’argument de la confiance en la Science est utilisé comme justification de certains projets législatifs : ainsi l’expérimentation d’embryons in vitro jusqu’au 14° jour, est justifiée par le fait que ces manipulations favoriseraient le « Progrès de la Science » et par conséquence permettraient une amélioration de la santé (cf. le discours du Ministre de la Santé devant les députés le 22/07/2020).
Il convient de reprendre la question à nouveaux frais : A quelle condition peut faire confiance aux discours scientifiques ? Et d’ailleurs qu’entend-on par discours scientifique ?

Un point de vocabulaire : le terme ‘science

Notons tout d’abord qu’il faut faire une distinction entre les sciences et les arts. Ainsi il est clair que la médecine n’est pas une science : c’est un art qui utilise les techniques et certaines connaissances fondées sur les sciences. Cela n’est aucunement péjoratif : comme la plupart des arts, son exercice nécessite d’avoir assimilé des connaissances scientifiques – dans plusieurs disciplines d’ailleurs.
Classiquement, pour qu’on puisse parler de sciences, il faut qu’il soit possible de faire des expérimentations reproductibles ou bien de rééditer des observations mesurables ; et de plus, ces pratiques doivent être accompagnées de l’élaboration de théories explicatives.
Bien qu’elle puisse être considérée comme trop restrictive par certains, cette définition est dans la ligne de l’épistémologie classique (dans la lignée de Bachelard, Popper et Piaget pour qui la recherche de l’objectivité passe par la déduction et l’expérimentation). Notre collègue Dominique Lambert précise comment la réalité est appréhendée par les sciences via une reconstruction théorique : « Il est difficile de nier que les sciences atteignent la réalité et nous en livrent une connaissance. Celle-ci n’est atteinte qu’au terme d’une sorte de reconstruction théorique (simulation […]) ou empirique (constitution d’images). Cette reconstruction est corrélative d’un regard, d’une méthode spécifique caractérisée par l’objectivation […] dans le cadre d’une hiérarchie de niveaux ». Le scientifique peut donc atteindre le réel, mais il doit avoir une attitude critique vis-à-vis des résultats expérimentaux ou observationnels en étant attentif à la présence d’éventuels artefacts.
On peut donc proposer une liste des sciences que nous avons à considérer : les sciences physiques -dont la chimie, l’astrophysique, l’astronomie -, les sciences biologiques, la géologie, la paléontologie et la cosmologie (avec leurs sous-disciplines ). Il faut ajouter à cette liste les mathématiques et les disciplines associées (par exemple l’algorithmique) bien que leur statut soit particulier – elles ne sont pas fondées sur des observations ou des expérimentations, mais elles permettent d’élaborer la plupart des théories nécessaires aux sciences physiques et naturelles.
Afin de mettre les pieds dans le plat, nous affirmons que les sciences humaines ne sont pas des sciences, car les méthodologies en oeuvre sont radicalement différentes de celles qui existent en physique, en biologie, en géologie ; les observations du comportement humain ne pouvant être pas strictement réplicables. Il existe bien sûr une frontière parfois tenue entre les sciences physiques et naturelles d’une part et les sciences humaines d’autre part, mais la distinction entre ces domaines est féconde car elle fait droit à la différence de méthodes de travail entre les deux domaines, sans interdire de fortes interactions.
Remarquons enfin que dans le monde politico-médiatique, on se gargarise du terme ‘scientifique’ pour parler de travaux universitaires (academic en anglais) et les gouvernants se complaisent dans la mise en place de ‘conseils scientifiques’ pour asseoir l’autorité de petits groupes d’universitaires choisis par eux. Ce dévoiement de vocabulaire risque bien « d’ajouter au malheur du monde ».

La prise en compte des incertitudes.

a) Tout au long du XIXe siècle, les théories physiques sont systématiquement associées à des principes et des lois écrits grâce à des relations mathématiques (outre les règles empiriques découlant d’observations répétées, on peut distinguer les lois fondamentales dites universelles et d’autres venant comme conséquences des précédentes s’appliquant à un domaine spécifique). Ces lois pouvaient être affinées à mesure que les résultats expérimentaux devenaient plus précis, mais elles s’exprimaient en termes déterministes ne prenant pas en compte le hasard.
A partir du début du XXe siècle, les principes universellement admis jusqu’alors sont souvent remplacés par des principes plus généraux dont les anciens ne sont que des cas particuliers. Par ailleurs, l’émergence de la mécanique quantique a introduit le principe de la dualité de représentations d’un unique phénomène et elle a montré que la position et la vitesse d’une particule élémentaire isolée était toujours des variables aléatoires.
C’est devenu un fait acquis : dans beaucoup de domaines physiques, il convient de revisiter le concept de loi de la nature en s’appuyant sur la notion de probabilité – notamment au niveau de l’échelle microscopique. Dans toutes les disciplines scientifiques, il est indispensable de tenir compte du hasard. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de lois de la nature : celles-ci doivent désormais être exprimées en tenant compte d’un caractère aléatoire. En physique et en chimie, outre l’incertitude sur les conditions initiales d’une expérimentation, l’introduction de l’aléatoire est indispensable pour modéliser un grand nombre de phénomènes (turbulence, cinématique du choc entre deux particules, trajectoire d’un photon isolé, interactions moléculaires, etc). Dans tous les domaines de la biologie animale ou végétale, le hasard est présent dès qu’il y a génération, mutation, croissance, déplacement, interaction avec l’environnement ou simple dégénérescence. Le plus souvent, une loi physique ne peut pas être énoncée correctement sans avoir recours à un arsenal mathématique élaboré (qui inclut l’utilisation de lois de mesures de probabilités, de distributions statistiques, etc.). De même en biologie, il convient d’utiliser les notions de base en probabilité dès que l’on parle d’hérédité ou de génération.

b) Outre le caractère aléatoire inhérent aux lois de la nature, il faut prendre en compte une autre source d’incertitudes en sciences qui vient de la confrontation avec le réel expérimental. Dès que l’on fait une expérimentation, outre l’imprécision des mesures, il s’avère qu’il peut y avoir des artéfacts ou des phénomènes qui parasitent l’objet de l’étude. La présence de ces phénomènes parasites lors de la réalisation d’une expérience génère des incertitudes qui sont appelées épistémiques. De façon plus générale, ces incertitudes épistémiques concernent le manque de connaissances précises du phénomène étudié par une expérience ; ou encore l’incertitude sur le modèle physique devant être choisi dans les simulations numériques utilisées pour l’interprétation du résultat des mesures.

La question de la confiance.

L’existence de toutes les incertitudes évoquées ci-dessus montre que les résultats d’observations doivent être interprétés sans précipitation et avec esprit critique. L’exercice de cet esprit critique par les scientifiques est un des éléments qui suscite la confiance du public vis-à-vis du discours scientifique. Par ailleurs, tout en restant modeste dans les conclusions des études scientifiques, la publication des dites études permettent des échanges entre spécialistes, lesquelles peuvent conduire à un consensus solide. Avec le temps, ce consensus – s’il n’est pas infirmé par de nouvelles expériences – s’imposera à tous les hommes de sciences. Et nous pourrons avoir confiance dans les éléments de ce consensus.
Comme nous l’avons dit, les méthodes de travail varient selon les domaines scientifiques, mais dans chacun de ces domaines, la confiance en la parole du scientifique sera une conséquence de la prise en compte par ce dernier des incertitudes de tous ordres voilant la réalité, une conséquence donc de l’humilité avec laquelle il présentera ses conclusions. Il convient en particulier d’être conscient du hiatus qui peut exister entre la réalité et l’interprétation faite dans le cadre d’une discipline particulière, car la compréhension d’un fait réel – aussi simple soit-il – est nécessairement pluridisciplinaire.
Pour conclure, on voit que l’humilité et l’honnêteté sont indispensables à toute activité scientifique (il est à noter que ce sont aussi des vertus chrétiennes !) ; et l’exercice de ces vertus est au fondement de la confiance accordée à la parole des scientifiques.
De plus, pour un scientifique, garder une attitude prudente dans des domaines hors de sa spécialité est très souhaitable s’il veut susciter la confiance.
Enfin, vouloir comprendre la société uniquement grâce à des explications scientifiques peut entrainer de graves dérives ; c’est ce que rappelle le grand philosophe du droit Alain Supiot : « C’est à l’extérieur de la société humaine que doit être découverte la norme qui la fonde et qui nous assure d’y avoir une place … Refuser de le comprendre, identifier la raison à l’explication scientifique et le droit à la régulation biologique ne peut qu’ouvrir toutes grandes le voies de la folie ».

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